Saad Hariri à la recherche du royaume perdu

Abou Dhabi, Le Caire, Ankara, Paris et même… Doha. Tel un satellite qui tourne inlassablement autour d’une même planète, Saad Hariri tente de faire jouer toutes ses relations diplomatiques depuis des semaines pour s’ouvrir les portes de Riyad. Pour le Premier ministre désigné, l’enjeu est double : montrer qu’il dispose encore d’une couverture sur la scène internationale, et plus particulièrement arabe sunnite, et convaincre le royaume de refaire de lui son principal allié sur la scène libanaise. La France, les Émirats arabes unis et l’Égypte jouent le rôle de médiateurs. Sans succès pour le moment. Si les responsables et les diplomates saoudiens se réfèrent encore à lui en l’appelant « notre fils » et assurent que le royaume ne l’abandonnera pas, la réalité est tout autre. Et les derniers mois l’ont une nouvelle fois prouvé.

L’ambassadeur d’Arabie au Liban, Walid Boukhari, s’est longuement absenté à la fin de 2020 pour marquer la désapprobation du royaume face au choix du leader sunnite de revenir sur la scène politique, un an après avoir démissionné sous la pression de la rue. Saad Hariri avait été de nouveau désigné Premier ministre le 22 octobre 2020. Riyad lui préférait l’ancien ambassadeur Nawaf Salam, et la formation d’un gouvernement non politique. Mais Saad Hariri a refusé cette option, de peur de provoquer le Hezbollah, avec qui il n’a jamais rompu le modus vivendi, et pour préserver sa position sur la scène politique. Paris, Abou Dhabi et Le Caire ont pris acte de cette situation. Mais pas Riyad, pour qui celui qui détient également la nationalité saoudienne doit rompre avec sa politique de compromis avec le Hezbollah s’il veut à nouveau pouvoir bénéficier de son soutien. Walid Boukhari a effectué depuis son retour une tournée durant laquelle il a notamment rencontré l’ambassadrice des États-Unis Dorothy Shea et le patriarche maronite Béchara Raï, se gardant toutefois bien de rencontrer Saad Hariri. La famille de ce dernier a longtemps eu une relation quasi organique avec l’Arabie saoudite, ce qui a suscité de nombreuses critiques de la part de ses adversaires.

Grand tabou

Mais entre le royaume et son ancien fils prodigue, tout a basculé à partir de 2016. Les Saoudiens ne sont alors pas favorables au compromis présidentiel permettant au principal allié du Hezbollah, Michel Aoun, de s’emparer de Baabda. Pour les convaincre de soutenir son pari politique, Saad Hariri leur assure qu’il réussira à éloigner le leader chrétien du Hezbollah et à marginaliser ainsi le parti chiite. Le président de la République réserve à l’Arabie saoudite sa première visite diplomatique en janvier 2017. Au cours de celle-ci, les responsables saoudiens lui signifient que des aides afflueraient au Liban à condition que le mandat ne couvre plus aucune attaque militaire, sécuritaire ou morale contre le royaume. « Une réunion a même été organisée entre Gebran Bassil (à l’époque ministre des Affaires étrangères) et son homologue Adel Jubeir, au cours de laquelle le ministre libanais s’était engagé à intervenir auprès du Hezbollah pour mettre un terme aux attaques », affirme un diplomate saoudien, sous couvert d’anonymat. Mais la promesse n’a même pas tenu un mois. En visite en Égypte en février, Michel Aoun affirme au cours d’une interview que « les armes du Hezbollah n’affaiblissent en aucun cas l’État. Elles représentent l’un des piliers essentiels de la stratégie de défense du pays ». Pari perdu pour Saad Hariri. Aux yeux de Riyad, c’est lui qui est tombé dans le piège de Michel Aoun et du Hezbollah, offrant à ce dernier une couverture sunnite au moment même où son secrétaire général, Hassan Nasrallah, multipliait les sorties menaçantes à l’égard du royaume saoudien. Par le biais de ses émissaires Thamer el-Sabhan et Nizar Alaoula, Riyad avertit à plusieurs reprises le Premier ministre libanais qu’il doit modifier sa position et améliorer ses relations avec ses anciens alliés Samir Geagea et Walid Joumblatt. Mais le Premier ministre, considérant qu’il n’a pas d’autre choix pour préserver la paix civile, n’en tient pas compte.

La montée en puissance au sein du royaume du prince héritier Mohammad ben Salmane, déterminé à imposer une ligne dure contre l’Iran et à rompre avec la politique traditionnelle de son pays, met Saad Hariri dos au mur. Le point de non-retour intervient en novembre 2017. Le Premier ministre libanais est séquestré par le royaume saoudien qui le contraint à démissionner depuis Riyad. L’événement, qui fait le tour du monde, modifie durablement la relation entre le royaume et le fils de son ancien meilleur allié. À partir de ce moment, l’Arabie se désinvestit progressivement du terrain libanais considéré désormais comme un « protectorat du Hezbollah », tandis que Saad Hariri se rapproche au contraire de Michel Aoun et du parti chiite. Un an plus tard, MBS s’amuse de cet épisode devant Saad Hariri durant une conférence internationale à Riyad. « Il va rester deux jours ici, donc j’espère que vous ne ferez pas courir la rumeur qu’il a été kidnappé », plaisante-t-il devant son hôte, qui tente de cacher son malaise. Depuis l’épisode de 2017, les choses ne sont jamais rentrées dans l’ordre, même si des deux côtés on cherche à préserver les apparences. La question saoudienne demeure un grand tabou dans l’entourage de Saad Hariri où l’on affirme ne pas savoir grand-chose et se contente de répondre par des généralités. Si la blessure reste prégnante – Saad Hariri refuse de s’exprimer sur le sujet –, le contexte le pousse à tenter d’ouvrir une nouvelle page avec le royaume. Avec la fin du compromis présidentiel, il a besoin à nouveau de Riyad pour consolider ses positions sur la scène locale.

Le Premier ministre Saad Hariri et le prince héritier d’Arabie Mohammad ben Salmane, à Riyad, en octobre 2018. Photo d’archives AFP

Entre le pouvoir et le TSL

La position saoudienne à son égard fait débat aujourd’hui en Arabie, selon des informations avancées par des sources diplomatiques arabes concordantes. Les tenants d’une approche plus modérée considèrent qu’il est nécessaire de le recevoir à Riyad, mais que ses rencontres peuvent se limiter au ministre des Affaires étrangères, sans inclure le roi ou le prince héritier. Les autres, adeptes d’une ligne plus dure, préfèrent attendre la formation d’un gouvernement au Liban, dont les tractations sont au point mort, et découvrir sa composition, ainsi que les parts qui y seront réservées aux différentes forces politiques. C’est cette dernière réponse qui a été donnée aux parties arabes et occidentales qui ont tenté d’intercéder auprès des Saoudiens. « Il n’y a aucune raison de penser que la position saoudienne va bientôt changer », affirme le diplomate saoudien précité. Pour le prince héritier, fer de lance de la ligne dure, les choses sont claires : pas question de soutenir Saad Hariri tant qu’il coopère avec le Hezbollah ; pas question d’apporter une aide financière au Liban si le Hezbollah, Amal ou le Courant patriotique libre participent au gouvernement. Des lignes rouges, a priori, impossibles à respecter dans la conjoncture actuelle. Les partisans d’une approche plus modérée estiment que les conditions devraient se limiter au refus d’un gouvernement politique qui compterait des représentants directs du Hezbollah, et qui servirait de tribune au projet iranien pour attaquer l’Arabie saoudite et les pays du Golfe.

Les responsables saoudiens soupçonnent le Premier ministre d’agir par opportunisme. « Hariri veut rester au pouvoir à tout prix, ce que les Saoudiens ne peuvent pas tolérer », affirme une source politique locale ayant ses entrées dans le royaume. Les responsables saoudiens se souviennent avec amertume de l’épisode de 2009 lorsque leurs alliés au Liban avaient gagné les élections législatives haut la main et que Saad Hariri avait pourtant décidé de former un cabinet d’union nationale en coopération avec le Hezbollah. Dans son ouvrage al-Tajriba (L’Expérience), l’ancien ambassadeur d’Arabie au Liban Abdel Aziz Khoja raconte que Saad Hariri aurait alors demandé audience au défunt roi Abdallah ben Abdel Aziz pour lui faire part de son intention de remplacer (l’ancien Premier ministre) Fouad Siniora à la tête du gouvernement. Et que le roi lui aurait conseillé de choisir entre le pouvoir et le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), qui jugeait l’affaire de l’assassinat de son propre père Rafic Hariri, parce que le pouvoir suppose des concessions, notamment avec le régime syrien. Saad Hariri choisit alors le pouvoir. On connaît la suite de l’histoire.

OLJ / Par Mounir RABIH